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Avel Keltia
3 février 2010

Aller simple au large de terre-neuve

Pas de dessin aujourd'hui mais une petite histoire pour changer.


Un aller simple au large de terre-neuve

 

Dans la vie, il y a des moments où l'on doit faire des choix et on aimerait bien souvent savoir si c’est le bon ou pas. Mais cela, je ne vous l’apprends pas.

Ainsi j’étais arrivé à l’un de ces tournants de la vie où notre avenir dépend de la décision que l’on est sur le point de prendre.

La vie devenant de plus en plus rude j'avais le choix, rester et prier pour que les choses s’arrangent ou bien tenter ma chance ailleurs et partir pour la deuxième Irlande. C’est ainsi que je me plaisais à appeler l’autre monde, pour rigoler, où peut-être plutôt pour me rassurer.


Mon projet était simple. Partir le premier afin de trouver un travail et un logement. Après cela seulement ma femme et mes enfants pourraient venir me rejoindre, car nous avions juste assez pour payer un billet. Pour la date j'avais longtemps hésité mais je comptais bien partir avant l'été. Or il se trouvait justement que depuis quelques temps on ne parlait que de lui, de sa taille aussi impressionnante que l’était son luxe, même la troisième classe, disait-on, était confortable. Aussi avait-il aiguisé ma curiosité et c’est tout naturellement sur lui que mon choix se porta. Oui, c’est à son bord que je me rendrais dans le nouveau monde.


Le grand jour approchais et je passais ma dernière soirée à flâner sur la côte avec ma famille pour m'imprégner une dernière fois de mon pays, mais sans cesse mon regard se tournait vers l'horizon. Vers ce futur en qui j'avais désormais placé tous mes espoirs. Une fois de plus la terrible question s’imposa à moi, avais-je fais le bon choix ?

Enfin, l'heure tant attendue et tant redoutée arriva. J’avais été terriblement angoissé durant tous ces derniers jours et redoutait d’être malade pendant le voyage. Pourtant en gravissant la passerelle je m'aperçus que je ne sentais plus aucun doute en moi, l'inquiétude qui m’avait habité venait de me quitter en laissant place à une étrange quiétude. Serein, je regardais mon île s'éloigner avec les miens et quand elle fut hors de ma vue, ce fut comme si on m'avait coupé des chaines que j'avais portées durant toutes ces années. Désormais je pouvais me tourner entièrement vers l'avenir.

C’était un vrai labyrinthe ! Tous les couloirs se ressemblaient et je ne savais par où aller, heureusement un steward qui se trouvait là, m’indiqua la direction de ma cabine. Une fois arrivé je saluais mes voisins de lit et d’un seul coup d’œil fis rapidement le tour de la pièce. Deux couchettes superposées, au milieu un lavabo avec un hublot au dessus et quelques placards. Le hublot donnait sur les vagues toutes proches. Il faut dire que nos cabines se retrouvaient au plus bas, ce qui ne nous offrait pas la plus belle des vues mais c’était quand même relativement confortable. Le plus beau lui, se trouvait bien au dessus de nous mais nous n’avions pas le privilège de connaitre ces quartiers situés sur les ponts supérieurs. C’était le pont arrière qui nous était réservé et je passais dessus la plupart de mon temps à divaguer sans but. Appuyé contre le bastingage, mes principales activités se résumaient à regarder au loin ou à observer les gens. Il y avait une chose qui m'amusait beaucoup, c'était de voir les chiens des gens de la haute, aux races plus exotiques les une que les autres, que l'ont venait promener dans notre coin. Un vrai défilé de mode canin pour moi qui ne connaissais que les bâtards traînants sur les chemins. Jamais je n’avais imaginé qu’il puisse en exister autant.


Cela faisait maintenant trois jours que nous étions partis. La vie à bord était rythmée par les heures des repas et tout était parfaitement paisible. Ce soir là une petite fête avait même été improvisée dans la salle commune, mais le son du violon et du bodhràn me rappelant brusquement ma famille m'avait mis mal à l'aise. Je dû sortir sur le pont pour tenter de trouver un peu de calme loin de la fumée et du bruit. Pourtant, ce fut pire encore ! Le doute dont je croyais m'être débarrassé en partant de Queenstown se fit à nouveau tenace. Cependant il y avait aussi autre chose qui me glaçait à présent le cœur, une peur indescriptible dont je ne comprenais moi-même pas le sens. Je me rassurais en pensant que sans doute était-ce simplement l’air glacial qui me faisait cet effet. Je frissonnais, en vérité il aurait été préférable de rentrer au chaud mais une voix intérieure me persuadait du contraire, aussi restais-je accoudé à la rambarde.

Je remontais mon col de manteau sur mon visage, quand j’eu soudain l'impression d'apercevoir la silhouette de la statue de la liberté qui s’élevait face à moi ! Certain d’avoir une vue correcte, je me retournais pour voir si quelqu’un d’autre avait aperçu cette étrangeté, hélas il se trouvait qu’à ce moment là j’étais seul sur le pont et personne ne pu me confirmer que je n’étais pas fou ! La vision passa comme elle était apparue, soudainement. J’étais certain d’une chose, c’est que nous n’étions pas encore à New-York. D’ailleurs à présent, je ne voyais plus que les ténèbres qui s'intensifiaient chaque minute d'avantage. Alors quoi ? Je n’avais pas souvenir d’avoir tant bu, non, juste une pinte, ce ne pouvait être cela…

Des idées sombres m’envahirent. Qu'avais-je donc pour devenir aussi pessimiste tout d’un coup ? Moi qui avais la réputation de rester positif le plus souvent possible.

Il ne devait pas être loin de minuit lorsqu’un bruit vint me tirer de mes pensées. Un bruit inhabituel comme un violent raclement et pendant un instant, il m’avait semblé sentir le sol trembler. Surpris, je levais la tête et regardais autour de moi pour en chercher la cause quand je vis à nouveau quelque chose passer devant mes yeux, une forme fantomatique. Eclairée par la lune elle n’en devenait que plus inquiétante mais je ne pus m'empêcher d'admirer sa taille tant elle était imposante. Nous la dépassâmes et je détournais le regard. Un peu plus haut quelqu'un avait crié.

Puis de nouveau tout fut calme, du moins en apparence.

Ayant pour ma part déjà oublié le bruit suspect, auquel je n'avais accordé sur le moment que peu d'importance, je repartis une fois de plus dans mes pensées… J’étais chez moi, en train d’observer la ridicule récolte que j’étais parvenu à tirer de mon champ. Je revoyais en même temps le visage de ma femme qui ne parvenait pas à masquer son inquiétude et ceux de mes enfants qui indiquaient qu’ils avaient déjà tout compris. Il ne sert à rien de mentir à un enfant, il peut deviner beaucoup de choses tout seul. Ainsi quand je leur avais annoncé mon départ, ils n’avaient pas été surpris. Mes enfants... Au bout de combien de temps parviendrai-je à rassembler assez d’argent pour qu’ils puissent venir me rejoindre ?

Beaucoup de bruits me parvinrent des ponts du dessus, ce qui m’empêchait de réfléchir dans le calme. Il semblait que des gens étaient sortis dehors et cela m’étonnait. En effet à cette heure tardive il était très rare de sortir sur le pont, surtout par une température pareille ! D’ailleurs, j’étais moi-même le seul de notre classe à se trouver dehors. Tous étaient au chaud bien trop occupés à faire la fête. Que se passait-il alors pour que « les riches », comme on les appelait entres nous, viennent s’agglutiner sur leur pont ? Je tendais l’oreille pour entendre ce qu’ils disaient, sans succès car tous parlaient en même temps et de plus je n’avais qu’une connaissance approximative de l’anglais. Bah, sans doute une de leurs lubies et ils ne tarderaient pas à retourner dans leurs salons et fumoirs. Étant à présent complètement frigorifié, je décidais de repartir dans ma cabine. La fête devait être finie à l’heure actuelle.

Je m’engageais dans le dédale des couloirs avec un soupir de fatigue, il me tardait d’aller me coucher et je ne pu m’empêcher de bailler sans faire attention au steward qui arrivait en face de moi. Nous nous rentrâmes dedans. Quel maladroit je faisais ! Reconnaissant le jeune homme qui aidait les gens à trouver leurs cabines je m’apprêtais à me confondre en excuse quand il m’interrompit d’un geste en me collant un gilet de sauvetage dans les mains. Je le regardais incrédule.

- Mettez ça, me pressa t-il en irlandais, et montez sur le pont des embarcations dès que possible.

Le pont des embarcations ? Mais, c’était celui des officiers où seule la première et deuxième classe avait le droit de se rendre. Je n’eu pas le temps de lui dire un mot qu’il était déjà parti. Avais-je seulement bien entendu ? Le pont des embarcations tout de même ! Devions-nous vraiment les rejoindre, que faisaient-ils de si important pour que nous autres ayons l’autorisation de monter là-haut ? Décidément quelque chose m’échappait, mais de toute façon, il me semblait ne pas être très clair ce soir.

Je baillais à nouveau, puis me rendit compte que la réponse se trouvait en réalité dans mes mains. Le gilet de sauvetage !

Alors c’était ça ! Nous coulions ? Impossible… Je me rappelais alors le bruit entendu un peu plus tôt dehors et la forme blanche qui avait suivi… Oh ! Ce pouvait-il que… Aie ! Mon épaule cogna brusquement contre le mur, quelqu’un venait de me bousculer et cette même personne venait aussi en quelques secondes de me redresser en m’attrapant par le bras.

- Excusez-moi, je suis un peu trop pressé… Ah, vous aussi ils vous ont donné un gilet ! Qu’attendez-vous pour monter ?


 C’est en ce moment que ça se passe, demain il sera trop tard. J’espère que vous ne comptiez pas aller vous coucher parce que c’est raté. Suivez-moi, je connais le chemin.

L’homme parlait vite, mais en irlandais. Un confrère, ça tombait bien ! Il agitait ses bras et faisait de grands gestes en m’indiquant le couloir et son gilet de sauvetage qu’il avait déjà enfilé.

- Je suis aussi irlandais, l’informai-je.

Ces mots parurent le soulager et il cessa d’agiter les bras.

- Ah, parfait ! Devant votre manque de réaction je me demandais si vous compreniez ce que je disais. Figurez-vous que j’ai croisé un couple d’italiens il y a cinq minutes, ils n’ont rien compris à ce que j’essayais de leur dire et sont retournés dans leur cabine. Les malheureux ! Pourtant un gilet de sauvetage c’est assez explicite non ?

De toute évidence, l’homme semblait penser comme moi et bien que je redoute sa réponse, la question m’échappa.

- Nous coulons, c’est ça ?

- Il semblerait bien que oui, vous n’avez pas entendu le bruit tout à l’heure ? Un vrai vacarme, ça a résonné dans les cabines. Selon moi nous somme rentrés dans quelque chose mais le steward n’a rien voulu me dire, il était pressé. Il m’a seulement conseillé de monter sur le pont des embarcations, une chance qu’il parlait irlandais celui-là !

Tout en parlant, il s’était remis en marche et avançait maintenant d’un pas rapide en regardant autour de lui. Je le suivais aussi vite que je pouvais.

- Au fait, dit t-il en se retournant vers moi, Kyle Connaill, ravi de vous rencontrer, Vous êtes d’où ?

- Howel Sullivan, je suis de Clifden.

- Ah ouais je vois, j’ai un oncle là-bas. Il travaille pour un anglais, un gars qui élève des chevaux... Je ne me souviens plus son nom.

- Je ne saurais vous dire, tout le monde élève des chevaux à Clifden, lui répondis-je en revoyant mon village devant mes yeux.

Il sembla réfléchir deux secondes.

- Mais pas vous je suppose hein ? Sinon vous ne seriez pas ici…

- En effet. Quand je disais tout le monde, je voulais parler des anglais.

- Bien entendu !

Tout en disant ces mots, il s’arrêta devant un escalier qui conduisait à l’étage. Un steward venait d’ouvrir la grille et nous passâmes devant lui en le remerciant, tandis qu’un autre homme en uniforme s’arrêtait pour lui parler.

- Andrew qu’est-ce que tu fous, je te cherche partout ! Remonte vite là-haut, on a besoin d’hommes pour détacher les canots. Allez, bouge de là.

- Comment ! S’écria le dénommé Andrew. Mais faudrait savoir, j’ai reçu l’ordre d’ouvrir les grilles pour que les troisième classe puissent passer…

L’autre s’impatientait visiblement agacé.

- On a plus le temps, les gens attendent il faut descendre les canots. Et puis y a déjà du monde sur le pont, les troisième classe sont bien trop nombreux, on viendra les chercher après. Allez !

Mon compagnon réajusta sa casquette, ferma son col et pressa le pas. Il était nerveux et je le comprenais. Après ce que l’on venait d’entendre on avait de quoi s’inquiéter.

- Une chance pour nous d’être tombés sur une grille ouverte hein ? Lâcha t-il. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai toujours de la chance quoi que je fasse. Je suis de Belfast, celui-là, dit-il en posant une main sur un des murs du bateau, oui celui-là je l’ai vu se construire au fil des mois et j’y ai même participé. Je voulais travailler sur le chantier et j’ai réussi à avoir une place.

Kyle se lança dans une description de son travail, il parlait sans faire de pause et je l’écoutais volontiers car pendant ce temps là ça m’évitait de trop remuer mes idées noires. Je le suivais à travers les escaliers et les couloirs qui devenaient au fur et à mesure de plus en plus chics. Ainsi ce que l’on racontait sur son luxe hors du commun semblait bien réel ! Quant à Kyle, il avait en effet l’air de connaitre le paquebot par cœur. Enfin, au bout d’un temps qui me paru interminable, nous arrivâmes sur le pont en question.

- Bienvenu en première classe, me murmura Kyle, pour que je puisse être le seul à l’attendre.

Effectivement, nous ne pouvions pas nous tromper sur la classe sociale des gens qui se trouvaient un peu plus loin devant nous.

Tous étaient bien élégants et avaient un air très digne, debout les uns à côtés des autres à observer les canots comme on observe une chose curieuse. Malgré tout, certains affichaient une profonde exaspération. D’autres semblaient fermement s’ennuyer et retournaient s’assoir à l’intérieur, tandis que les stewards leur courraient après en les priant de revenir afin qu’ils prennent place dans les canots. Ici l’évacuation venait d’être annoncée quelques minutes auparavant mais cela ne semblait inquiéter personne et tout le monde continuait à vaquer à ses occupations. Beaucoup partirent même se recoucher après que les officiers les eurent réveillés. Dans le fumoir des hommes terminaient une partie de carte, la soirée avait été excellente et nul n’avait entendu le moindre bruit suspect. Quant à moi, sentant que je n'étais pas à ma place je reculais instinctivement contre un mur. Ma seule préoccupation était de passer le plus longtemps inaperçu et depuis mon coin je pouvais observer sans être vu. Une dame élégante, toute emmitouflée de fourrures de la tête au pied, s’arrêta non loin de moi et je pu entendre distinctement la conversation qu’elle tenait avec un officier à l’air énervé.

- Mais enfin, pourquoi devrais-je monter dans là-dedans ? Cela ne me semble pas solide du tout ! Se plaignit-elle.

- Je vous assure madame qu’ils le sont ! La White Star Line teste tous ses canots et de toute façon nous n’allons pas les charger entièrement, vous ne courrez aucun danger.

- Je ne comprends pas, pourquoi ne pas rester ici ? Il fait un froid glacial et on ne voit rien du tout, vous ne voulez tout de même pas que l’on parte sur la mer par de telles conditions ! Non vraiment, je retourne dans ma chambre.

- Je vous en conjure madame, prenez place dans ce canot si vous tenez à rester en vie !

- Voyons mon brave, n’exagéreriez-vous pas un peu ? Ce bateau est insubmersible, c’est vous-même qui me l’aviez dit à Southampton.

- Eh bien de toute évidence il semblerait que je me sois trompé, c’est le propre de la nature humaine non ? Un peu d’humilité en cet instant ne peut pas nous faire de mal. Maintenant si vous vouliez bien prendre place, s’impatienta l’officier.

- Mais vous n’êtes pas sérieux ? D’ailleurs j’ai laissé toute mes affaires dans ma chambre. Je ne peux pas partir sans, il faut que je retourne les chercher !

Sur ce, la dame fit demi-tour alors qu’au moment même, l’officier la saisissait par le bras.

- Stop ! Nous n’avons pas le temps pour ça et de toute façon il n’y a pas de places pour les malles. Il nous faut faire vite alors montez dans ce canot !

Il avait crié et la femme s’était indignée, jamais encore on ne lui avait parlé sur ce ton. Néanmoins sous le regard insistant de l’officier, elle prit place dans le canot aidée par deux stewards qui la soutenaient de chaque côté. Trois autres dames qui se trouvaient là, la regardèrent faire avec des yeux effarées. L’officier se chargea ensuite se faire monter d’autres premières classes. Ce fut une affaire compliquée, il y eut des protestations, des cris d’indignation et surtout, beaucoup de refus. Lorsqu’une vingtaine de personnes eurent prisent place dans le canot aux côtés de la dame aux fourrures, l’homme estima que c’était suffisant et donna l’ordre de le faire descendre. Ainsi, le premier canot fut-il mis à la mer. Seulement, de ma place il m’avait semblé voir qu’il était bien loin d’être rempli au maximum de sa capacité.


 - Regardez-les, ils n’ont pas encore compris que nous étions perdus et préfèrent rester à bord. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, ce bateau est loin d’être insubmersible, aucun ne peut l’être ! Alors si on me le proposait je monterais dans ce fichu canot, et sans hésiter.

La voix de Kyle me fit sursauter. J’avais complètement oublié sa présence. Comme moi il s’était reculé contre le mur et ne bougeait pas. Immobiles, nous attendions la suite des événements, bien qu’il soit très désagréable de regarder les autres sauver leurs vies sans qu’on ne puisse faire de même. Mais peu à peu, d’autres personnes arrivèrent sur le pont, des deuxième classe pour la plupart et quelques-uns des nôtres qui avaient réussi à trouver le chemin. J’entrevis le capitaine donner un ordre à des officiers, l’un d’eux s’avança.

- Ecoutez moi tous ! Les femmes et les enfants d’abords ! Vous m’avez compris ? Les hommes derrière, pas d’exception. Les femmes et les enfants d’abord, avancez par ici.


La foule s’exécuta lentement et l’on assista à des scènes déchirantes de couples refusant de se séparer. Les hommes poussaient leurs femmes devant eux mais celles-ci s’accrochaient désespérément à leurs vestes. Il y avait de plus en plus de monde à présent mais je ne distinguais toujours presque aucune personne de ma classe, qu'attendaient-ils donc pour sortir à leur tour ? Le steward était-il retourné ouvrir les grilles ? Cette fois la peur qui m'avait saisi tout à l'heure sans que je puisse l'expliquer, prenait réellement un sens. Kyle sortit de sa cachette et me fit signe de le suivre, il y avait tant de monde à présent que nous passions inaperçues. Partout on me poussait pour laisser passer femmes et enfants, ce que je faisais de bonne grâce en pensant aux miens. J'attendais donc en arrière en observant la descente des canots.

S’il m’avait semblé interminable le temps que nous avions mis pour arriver ici, je trouvais maintenant qu’il s’écoulait beaucoup vite que la normale. La proue était déjà en partie sous l’eau et il n’y avait presque plus personnes dans les salons de première classe, toutes les dames et leurs enfants de moins de treize ans étaient partis dans les canots. Seuls restaient les hommes qui ne pouvaient toujours pas partir car c’était cette fois au tour des femmes et des enfants de deuxième et troisième classe de pouvoir embarquer. Le nombre de canots diminuait à vu d’œil et il régnait sur le pont une ambiance particulière. De ma place, j’entendais le chant des violons mêlé aux adieux des familles qui se séparaient et on assistait à d’étranges choses, comme ce vieux couple de première classe qui était assis sur des chaises longues et regardait se dérouler la scène comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre dramatique. La vision de ces gens résignés à attendre la mort était tellement irréelle et bouleversante que je fus pris de vertige, la peur et le froid y étaient sans doute aussi pour quelque chose cela faisait un bout de temps que j’étais dehors. Tentant de reprendre mes esprits et mon calme je m’agrippais à une barrière et plongeais machinalement mes mains dans mes poches pour les réchauffer quand je sentis quelque chose au fond...Mon billet !

Je le sorti tout froisser qu’il était et failli le lâcher de stupeur quand mes yeux se posèrent dessus ! Avais-je rêvé ? Je regardais à nouveau. Il semblait pourtant bien que non. A l'endroit où j'avais cru lire "aller pour : Queenstown-New-York" quelques jours auparavant, il était en ce moment même noté ceci : « Queenstown- 41°N, 50°O Terre-neuve ». Je n’en croyais pas mes yeux ! Que cela voulais t-il dire ? Je me tournais vers mon compagnon pour lui faire part de ma découverte mais m’aperçu qu’il avait disparu.

Le dernier des canots était parti.

Maintenant la foule prise au piège paniquait réellement, les gens courraient, les gens poussaient, j'étais bousculé de toute part et tombait même à plusieurs reprises, mais chaque fois je me relevais. Il fallait que je sache avant que tout ne soit terminé, oui, je voulais savoir à tout prix. Des yeux je cherchais un uniforme dans cette marée humaine qui m’entourait, et je finis par réussir à en arrêter un en lui saisissant le bras, avant qu'il ne me passe sous le nez. A la vue de ses insignes il y avait de forte chance que je sois tombé sur le commandant en second ou le premier officier. En temps normal j’aurais été gêné de déranger ainsi un personnage de haut rang, aussi je me hâtais de lui poser la question qui me brûlait les lèvres avant qu'il ne reparte.

- Monsieur je vous en prie, où sommes nous ? Haletais-je à bout de souffle.

Il me dévisagea rapidement, apparemment surpris de ma question et à dire vrai, je m'attendais à ce qu'il me laisse planté là, car après tout je n’étais qu’un troisième classe sans importance. Cependant à ma grande surprise il me répondit.

- Ma foi, nous sommes, heu…Quelque part au large de terre-neuve d’après nos derniers calculs, la ville la plus proche doit être Halifax…

Ses mots résonnèrent à mes oreilles.

- Terre-Neuve vous dites ?

Mais déjà il ne m’écoutait plus, près d’un canot quelqu’un lui faisait signe. Il dégagea son bras et me jeta un dernier coup d’œil avant de partir le rejoindre.

- Monsieur ! Bonne chance à vous, me lança t-il de loin.

Cet homme ! Je n'eus même pas le temps de le remercier que déjà il avait disparu dans la cohue, mais un sentiment de profond soulagement s'empara de moi car maintenant je savais. Tout autour les gens continuaient de se pousser et de hurler.Il restait un canot ! Un canot pliable, en toile. Des hommes se précipitèrent. Comme je connaissais la vérité je décidais de ne pas tenter ma chance, c’était parfaitement inutile. Alors, serrant mon billet dans la main je restais dans un coin sans bouger, observant.

Je vis un gentleman habillé en tenue de soirée qui souhaitait montrer à tous comment mourrait un anglais, sur ma gauche arriva un homme suivi de plusieurs chiens, j’en reconnu quelques-uns. Apparemment il avait ouvert le chenil. Les musiciens continuaient de jouer un air que je ne connaissais pas tandis qu’une bonne à l’air perdu serrait contre elle un manteau de fourrure, sa maitresse était partie sans elle. Au milieu attendait une famille nombreuse avec neuf enfants, le plus petit, pauvrement habillé, pleurait tout ce qu’il pouvait. Mon cœur se serra en repensant à mes deux fils que je ne verrais plus.

La foule se fit plus dense autour du canot, je n'y voyais pas grand chose mais j'entendis clairement le bruit d'une arme à feu éclater quelque part sur ma droite. Pendant quelques secondes tous firent silence, puis un nouveau coup éclata et j'eu alors la furtive impression de voir l'officier qui m’avait aimablement répondu, tomber inerte dans l'eau noire. Je ne saurais jamais. Autre bruit ! Un craquement sonore se fit entendre au dessus de nos têtes. L'une des cheminées brisa son pied et se fracassa lourdement dans la mer écrasant sous son poids tous les malheureux qui étaient déjà tombés dans l’eau glacée, je reconnu Kyle parmi eux, il semblait que cette fois-ci la chance l’avait quitté.

Le paquebot n’était plus un endroit sûr, tout semblait se casser et le sol s’était de plus en plus fortement incliné vers l'avant.

Sans plus réfléchir, je m’élançais et sautais à mon tour dans l'eau pour éviter de me retrouver projeté contre les parois. D’autres en revanche, avaient fait le choix de monter tout à l’arrière du bateau en se cramponnant à tout ce qu’ils pouvaient.

L'eau gelée me taillada le corps et mon souffle se fit court. Claquant des dents je tentais de bouger le plus possible mais déjà je ne sentais plus mes membres. Il me restait en réalité juste assez de force pour pouvoir assister à la dernière séquence du drame.

Cette fois nous y étions. Les lumières du paquebot s'éteignirent définitivement, il se trouvait maintenant à la verticale la proue entièrement sous l’eau. C’est quelque chose qu’il n’est pas souvent donné de voir dans sa vie et je regrettais le fait que je ne pourrais jamais raconter tout ce dont j’avais été témoin. Le temps s’était arrêté et le Titan semblait hésiter, puis dans un grondement spectaculaire, il se brisa en son milieu ! Des cris déchirèrent la nuit et je vis des corps tomber à l’eau les uns après les autres. La partie avant s’engouffra dans la mer en quelques secondes seulement. La poupe quant à elle continua de flotter à la surface durant quelques minutes avant de se remettre à la verticale et de s’enfoncer à son tour, emportant dans l’eau les dernières personnes encore accrochés aux balustrades. Les abysses engloutirent sans peine la carcasse noire et elle disparue. Le titanesque navire avait cessé d’être, jamais il ne verrait New-York et sa statue de la liberté.

Désormais nous étions seuls. La mer se confondait avec le ciel, la lune éclairait de sa pâle lueur des formes fantomatiques plus ou moins proches. Cela aurait pu être infiniment beau s’il n’y avait pas eu les cris. De toute part, les gens hurlaient tout l'air qui leurs restaient avant que leurs poumons ne soient gelés.

Mais n'avaient-ils pas compris ? N'avaient-ils pas lu leurs billets ? C'était écrit noir sur blanc. Pour nous le voyage se finissait ici. Nous avions payé pour un aller simple au large de terre neuve.

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Joliment mené!
Avel Keltia
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